lundi 16 septembre 2013

Domenico Pievani "Pièges pour les yeux"

"Il existe des lieux comme les gares qui, par leurs caractéristiques spatiales, fonctionnelles et métaphoriques représentent une situation intermédiaire où l’être humain vit dans un état d'esprit en constante transition entre la désorientation et l’appartenance.
Dans ces lieux, s’arrêter, rester, voir, s’exposer à des rencontres inattendues et passer ensemble le temps constituent autant d’éléments d’« une attention distraite », d’une agrégation momentanée souvent inscrite dans un temps particulier, celui de l’attente.
Un autre élément lié indissociablement aux gares est le voyage en train comme métaphore de la vie. Une évolution circulaire, cyclique : le temps d’attente, le départ, l’arrivée….
Un voyage, un bagage…
 
Photo : Alain Breyer
 
Chaque voyageur a un bagage et à partir de son contenu on peut imaginer la personnalité du voyageur. J’ai toujours été fasciné par les bagages entassés dans les dépôts des stations : ceux perdus qui restent en attente de leur propriétaire. Je me suis toujours demandé ce que leur contenu pourrait révéler. Le charme qu’ils exercent sur moi n’est pas du voyeurisme, mais ce qui m’intéresse et qui m’émeut est leur possibilité de donner témoignage de l’absence de la personne qui les a possédés.
Ils sont les témoins d’une absence.
Grâce à leur condition de lieux intermédiaires, les gares sont plusieurs lieux en même temps et j’aimerais en rappeler quelques-uns : lieu de voyage, lieu de départ, lieu d’arrêt, lieu d’arrivée, lieu d’abandon, lieu de rencontres imprévues plus ou moins agréables, lieu excitant, lieu de trafics et de plaisirs plus ou moins licites, lieu de transit, lieu de passage, lieu vitrine, lieu de passion et d’égarement…
 
Photo : Alain Breyer
Tout ceci est pour moi la source de visions différentes et d’émotions qui sont à la base de l’œuvre réalisée pour l’espace d’exposition « Lieux-Communs » à la gare de Namur.
L’ « installation » se présente comme un environnement où le voyage, la mémoire, le temps, la perte, les bagages, les vêtements et l’exposition de soi seront les éléments constitutifs de l’œuvre « Pièges pour les yeux »
 
Domenico Pievani
 
Photo : Alain Breyer

Au dernier regard

Enrico De Pascale*

La caractéristique universelle de n’importe quelle gare (trains, autocars…), sous n’importe quelle latitude et dans tous les coins du globe est de faire “sentir”et d’annoncer à l’avance sa présence bien avant de se montrer réellement. Dans un rayon de quelques kilomètres, tout semble influencé, “contaminé” par le modèle de la gare: signalisation, circulation, moyens de transport, parking, hôtels, immeubles, magasins…jusqu’aux couleurs et aux odeurs.
Même la foule, à proximité immédiate d’une gare, change tout à coup de composition, de densité en raison de la double circulation des gens et des marchandises qui s’en approchent et s’en éloignent. Un mouvement perpétuel causé par ce moteur immobile, formidable et magique qui est précisément la gare. Elle est le lieu le plus cosmopolite d’une ville, celui où les personnes des différentes classes sociales, races, langues, générations se rencontrent et se mêlent sans cesse.
 
Photo : Alain Breyer
Scène d’animation, de mouvements, de déplacements ( même si le sens étymologique du verbe “garer” fait plutôt allusion à l’action de s’arrêter, de rester, de demeurer, de se reposer), la gare est un endroit aux fortes qualités théâtrales, un lieu où on joue la “comédie humaine” du quotidien avec ses départs, ses arrivées, ses retours, ses rencontres et ses adieux, ses attentes, ses fuites, ses abandons, ses disparitions et ses découvertes, ses espoirs et ses déceptions, ses baisers, ses larmes et ses sourires.
Scène idéale pour une anthropologie du contemporain, la gare est un exemple typique du non-lieu de la “surmodernité” (dans le sens de Marc Augé): espace du provisoire, du transit, de l’individualisme d’une “foule solitaire” pour laquelle le mouvement n’implique (presque) jamais un acte de méditation ou de réflexion; au contraire il s’agit surtout d’actions automatiques, répétitives, dispersives. Pourtant, encore selon Augé, il suffit un regard attentif ou plutôt un “changement de regard” pour transformer la négativité du non-lieu en occasion favorable à la connaissance et à l’expérience, afin d’en extraire l’âme secrète. Ce qui explique l’intérêt constant des artistes- de Boccioni à Delvaux, de Ghirri à Jorge et Lucy Orta à Doug Aitken- ainsi que des poètes et des metteurs en scène, pour ce topos de l’imaginaire collectif.
 
Photo : Alain Breyer
D’ailleurs, ce n’est pas un effet du hasard si deux des musées les plus importants ( et populaires) de l’art moderne et contemporain de ces derniers temps- Orsay (Paris) et l’Hamburger Banhof (Berlin) - se trouvent dans une gare de chemin de fer.
Récemment, le projet napolitain pour la réalisation des stations de métro de la ville, par des artistes de renommée internationale tels que Kapoor, De Maria, Kosuth, Kentridge, Cucchi et d’autres, a pour but de répandre l’art contemporain dans la ville, en contact avec les gens , afin de créer un musée diffusé sur tout le territoire.
Lieux-Communs poursuit à Namur des objectifs similaires en proposant à des artistes différents d’intervenir dans un espace “dédié” à la création actuelle , dans les environs de la gare ferroviaire de Namur. L’endroit, converti à une fonction esthétique, a comme caractéristiques : un volume peu profond mais très développé en hauteur et en largeur qui donne sur la rue par trois grandes verrières.
Domenico Pievani, qui a une longue expérience d’interventions in-situ, a réalisé cette installation à partir, comme d’habitude, des particularités du lieu: sa structure tripartite et la proximité de la gare.
Le travail est conçu comme un tryptique ou comme une séquence de trois images liées les unes aux autres, pour le regard oblique de celui qui, le long du trottoir, se dirige vers la gare ou en sort pour se rendre en ville. La séquence des trois “vues” implique un glissement de l’œil et un rythme lent dans l’espace, comme les mouvements d’une grue de cinéma ou d’une steadycam.
Outre les trois grandes “fenêtres”, chacune articulée sur un axe vertical de tubes néon jaune, trois “cadres” semblables à trois tableaux vivants ou photogrammes mettent en scène les allées et venues d’une foule anonyme. Une “foule solitaire” ( voir David Riesman) pareille à celle qui s’égaille sans cesse, en suivant des trajectoires apparemment mystérieuses et insondables, dans les salles d’attente ou le long des quais des gares du monde entier.
Hommes et femmes “représentés” par leurs vêtements, des vestes et des robes de différentes formes et tailles que Pievani a placées à différentes hauteurs et différents niveaux de profondeur. Simulacres de personnes qui marchent dans des directions opposées: les uns avancent, d’autres montrent leur dos en faisant allusion à une profondeur d’image virtuelle, avec l’évidente intention de nous inclure. Quelques valises, deux lampes, un chariot plein de miroirs, un journal plié relient les différentes parties et expriment, comme dans une partition, le rythme interne de la mise en scène. Le travail a le charme d’une sombre énigme irrésolue et d’un événement suspendu. Avec ses vêtements anachroniques, strictement monochromatiques, anonymes et démodés comme dans un tableau de Magritte, comme les “célibataires” de “ La mariée” de Duchamp, comme dans un film noir de Hollywood des années trente.

Photo : Alain Breyer

 
Rien de nostalgique ou de polémique mais plutôt une réflexion par images sur le voyage comme métaphore universelle de la vie, de ses nombreux parcours, rencontres, imprévus, retards, coïncidences, attentes et brusques accélérations. Au centre, dans la fenêtre du milieu, deux “personnages” semblent se toucher délicatement: la robe légère d’une femme, la veste sombre et sévère d’un homme. Une rencontre accidentelle- peut-être un début- entre deux mondes séparés, deux monades. Walter Benjamin dans sa célèbre analyse du poème “ À une passante” de Charles Baudelaire ( Les fleurs du mal, XCIII) interprète l’épisode clé - l’apparition d’une charmante dame, agile et noble, dans la foule bruyante et colorée de la métropole- comme le symbole même de l’expérience du choc, essentielle dans son idée de modernité.
Au milieu de la rue assourdissante, le poète saisit dans la mystérieuse dame toute en noir, son âme-même, “un amour au dernier regard” (c’est justement à Namur le 15 mars 1866 que Baudelaire subit une attaque qui le laisse demi-paralysé et aphasique).
Sur ces mêmes thèmes ,récemment, la poétesse polonnaise, Wislawa Szymborska (prix Nobel 1996) imagine les vies des hommes presque exclusivement régies par le hasard, à tel point que le fait d’ être dans le monde, est, à son avis, une affaire de circonstance de la naissance. Son poème “La gare” présente, du point de vue formel et de l’expression, des coïncidences extraordinaires avec l’oeuvre “Piège pour les yeux” de Domenico Pievani.

*Enrico De Pascale
Critique et historien d’art . Bergame (Italie)


Photo : Alain Breyer

LA GARE

Ma
non-arrivée dans la ville N
s'est passée à l'heure ponctuelle

Je te l’avais annoncé
par une lettre non envoyée.

Tu as eu tout le temps
de ne pas arriver à l'heure

Le train est arrivé quai trois
un flot de gens est descendu.

La foule en sortant emporta
l’absence de ma personne

Quelques femmes s’empressèrent
de prendre ma place dans la foule

Quelqu'un que je ne connaissais pas
courut vers une d'entre elles
qui la reconnut immédiatement.

Ils échangèrent un baiser
qui n’était pas pour nos lèvres.
Entre temps une valise disparut
qui n'était pas la mienne

La gare de la ville N a passé
son examen d’existence objective

Tout était parfaitement en place
et chaque détail avancait
sur des rails infiniment bien tracés.

Même le rendez-vous a eu lieu.

Mais sans notre présence.

Au paradis perdu
de la probabilité

Ailleurs
ailleurs.
Combien résonnent ces mots.

Wislawa Szymborska



Lieux-Communs
Gare de Namur
 
Exposition du 15 septembre au 22 octobre 2013


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